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L'Enlèvement (Marco Bellocchio)

Le lundi 13 novembre 2023, par Laurent Sapir
Mêlant l'enlèvement et la conversion d'un enfant juif au 19e siècle à la construction de la nation italienne, Marco Bellocchio donne une tonalité viscontienne à toute sa maestria malgré un format plus resserré qu'à l'accoutumée.

Quelle trajectoire pour un octogénaire ! Après son odyssée aussi clinique que virtuose d'un repenti de la Mafia dans Le Traître et son regard tout en fulgurances sur la fin tragique d'Aldo Moro dans sa série pour Arte, Esterno notte, Marco Bellocchio confirme à quel point, chez certains cinéastes, le grand âge peut être synonyme d'assomption. Ce vocabulaire christique pourrait surprendre au regard d'un récit centré sur l'enlèvement d'un enfant juif à Bologne dans la seconde moitié du 19e siècle... Sauf qu'il est par ailleurs beaucoup question d'Église dans L'Enlèvement, et avec une acidité qui peut aussi, éventuellement, faire office d'épiphanie.

Le drame, tout d'abord, abject à souhait: en 1858, et alors que Bologne dépend encore du Vatican, un enfant juif, Edgardo Mottara, est soustrait à sa famille au motif qu'il aurait été clandestinement baptisé par une servante catholique dès son plus jeune âge alors qu'il était gravement malade. C'est Pie IX, par l'intermédiaire de son inquisiteur en chef à Bologne, qui ordonne cet enlèvement. Passant littéralement (et cinématographiquement parlant...) des jupons de sa mère à ceux du Pape, le gamin finit par renier sa foi originelle. Devenu adulte, il va vouloir convertir les siens mais lorsqu'il tente de baptiser sa mère mourante, elle refuse d'un geste de la main et répond à son fils: "Je suis née juive et je mourrai juive ".

La déflagration émotionnelle autour de cette phrase est d'autant plus forte qu'elle ponctue bien d'autres moments déchirants. Avec finesse, Bellocchio nous laisse dans un état d'indécision assez poignant quant au degré de dissimulation du gamin une fois qu'il a été arraché à ses parents. A-t-il sincèrement abjuré les rites passés ou se récite-t-il encore en cachette, le soir, la prière Shema Israël qui lui a été apprise ? Une colère froide et désespérée enrobe Barbara Ronchi dans le rôle de la mère, et quand Fausto Russo Alesi, qui joue le père, laisse soudain éclater son désarroi physiquement parlant, la séquence remue d'autant plus qu'elle fait contraste avec la tonalité douce, voire mielleuse, affichée jusqu'ici par ce personnage.

Côté mise en scène, Bellocchio signe une véritable fresque, y compris au sens pictural. On pourrait aussi parler de symphonie jusque dans sa dimension spectrale, et surtout étonnamment viscontienne. Comme chez le réalisateur du Guépard, la B.O., hyper opératique, fait notamment contrepoint à la "rageuse sérénité " évoquée naguère par le critique du Monde Jacques Mandelbaum au sujet du réalisateur italien. De fait, sans se forcer, presqu'en mode mezza-voce, Bellocchio continue à dézinguer tous les pouvoirs, en l'occurrence ici le pouvoir religieux: "Non possumus " ("nous ne pouvons pas "...), ne cesse de répondre Pie IX aux parents d'Edgardo qui le supplient de leur rendre l'enfant. Le dogme dans toute son horreur.

Face à un tel obscurantisme, Bellocchio brandit son arme préférée: des visions baroques, surréelles, farcesques... En plein cauchemar, par exemple, le Pape s'imagine circoncis de force par une horde de rabbins. Autre scène incroyable, celle où l'enfant, en pleine nuit, détache les clous d'une statue du Christ sur la croix avant que celui-ci ne s'anime et redevienne tout simplement humain, tel le prêcheur juif qu'il fut à ses débuts. Mêlant tout cela à la construction de la nation italienne (on est alors en plein Risorgimento...), le réalisateur semble parfois manquer d'espace -ou de temps- pour aborder tout ce qui l'intéresse. Il n'empêche que le souffle est bel et bien au rendez-vous, au diapason d'un film somptueux.

L'Enlèvement, Marco Bellocchio, sélection officielle à Cannes (en salles depuis le 1er novembre).

 

 

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